Les laboratoires CPCT (lettres) et TIL (langues) de l’Université de Bourgogne organisent les 23 et 24 juin 2016 à Dijon un colloque sur le thème : Dantesque. Sur les traces du modèle, dont le sujet est présenté ci-dessous. Cette manifestation bénéficie du soutien de la Società Dantesca Italiana de Florence. Les collègues intéressés peuvent envoyer leur proposition (un titre et un court résumé de cinq à dix lignes) aux organisateurs au plus tard le 15 novembre 2015. Seront acceptées des communications en italien et en français (à titre exceptionnel, on pourra aussi accepter des communications en anglais, allemand ou espagnol, si le sujet proposé semblera particulièrement pertinent). Les collègues dont les propositions seront retenues seront informés dans les quinze jours suivants.
Contacts : Jean-Marie Fritz (Jean-Marie.Fritz@u-bourgogne.fr) Giuseppe Sangirardi (sangirar@u-bourgogne.fr)
Argumentaire
Il existe quelques notions issues de l’histoire littéraire – qu’on peut concevoir, d’après l’Ecole de Constance, comme histoire de la réception des textes littéraires – qui ont traversé les siècles et franchi les frontières géoculturelles pour s’imposer à nous, à notre présent, comme des éléments d’un imaginaire universel, trouvant une place reconnue dans les institutions du langage. Celle de « dantesque » en fait assurément partie. Pour désigner non pas simplement ce qui « appartient » à Dante, mais ce qui évoque son monde et sa « manière », les dictionnaires attestent l’existence du mot italien dantesco dès la seconde moitié du XVIe siècle (« dantesca gravità » est la qualité que Benedetto Varchi attribue à un sonnet de Michel-Ange). Pour les autres langues, il semblerait qu’il faille attendre le siècle romantique qui consacre Dante, pour ainsi dire, comme patrimoine de l’humanité et figure universelle du poète avec Shakespeare et Homère : on voit alors se répandre l’anglais Dantean ou ses variantes Dantescan, Dantesque, Danteish, dont la première occurrence remonte à 1785 d’après The Oxford English Dictionary(mais le verbe to dantize est attesté, encore par référence à Michel-Ange, dès 1764) ; l’allemand dantesk (attesté dans un article de A.W. von Schlegel sur le peintre John Flarman publié dans la revue Athenäum en 1799) et le français dantesque (pour lequel le Trésor de la Langue Française fixe l’origine dans la correspondance de Lamartine en 1830 et le Grand Robert dans un texte de Nerval de 1832). L’institution de la catégorie de « dantesque » semble correspondre à une « popularisation » de l’image et de la poésie de Dante qui comporte à la fois la fixation d’un modèle littéraire et son glissement vers un territoire culturel plus vaste et presque sans frontières. Le « dantesque » est le modèle construit à partir de la poésie mais aussi de la pensée et du personnage de Dante, et qui est réinvesti dans des actes de lecture d’une impressionnante richesse : lecture de l’oeuvre de Dante lui-même, d’abord, ainsi que de la littérature dans son ensemble ; mais aussi lecture de l’histoire de l’art, de la société, de la politique, du paysage, de notre expérience du monde… Si les interprétations « philologiques » de Dante nourrissent l’ambition d’effacer le « dantesque » pour atteindre Dante « en tant que tel », il est sans doute plus réaliste – et au moins aussi fascinant – de penser le « dantesque » comme la multiplicité des miroirs dans lesquels et par lesquels seuls il nous est permis de connaître à la fois Dante et tous ceux qui nous ont transmis sa mémoire, en la façonnant dans leur langage particulier. Il ne s’agit pas de renoncer à notre propre « lecture », mais plutôt de la mettre en résonance avec l’immense réseau des témoins qui l’ont rendue possible, ont contribué a lui donner son prestige et son sens. Dans une telle perspective, nombreuses sont les pistes de recherche qui s’ouvrent à qui veut explorer la richesse exceptionnelle de ce « modèle ». Nous en indiquons quatre principales :
a) archéologie et histoire du « dantesque » : il s’agit de s’intéresser aux nombreuses variantes historiques du « dantesque », ce mot ayant pu être, au cours de son histoire plus ou moins longue selon les pays, tour à tour synonyme de concepts différents (« grave », « sublime », « vigoureux », « infernal »…), qui renvoient à une lecture différente de l’oeuvre de Dante (à commencer par le poids plus ou moins grand accordé à la Commedia). Mais il est tout aussi crucial d’identifier le « dantesque » avant la lettre : à savoir, toutes les mises en place d’une lecture « modélisante » de l’oeuvre de Dante, et notamment de la Commedia, à partir de celles de ses contemporains (commentaires, biographies, pratiques intertextuelles qui constituent des modélisations in re…). Il ne s’agit pas naturellement de simplement constater l’existence de ces documents (ce qui est déjà le plus souvent amplement acquis) mais d’analyser leur façon particulière d’acter la « mise en modèle », de réaliser une variante précise du « dantesque ».
b) géographie culturelle : lo modèle dantesque se décline en une multiplicité de variantes géographiques : la Commedia est un texte conçu par son auteur comme universel, transcendant l’horizon florentin et italien, et l’histoire de sa réception, qui couvre une géographie des plus amples, confirmera largement cette vocation. Mais, loin d’être uniforme, cette universalité donne lieu à une réfraction dont on connaît déjà en partie les grandes lignes, mais qui peut davantage être analysée à l’aune de la catégorie de « dantesque » : plus que d’énumérer les documents d’une diffusion (Dante en Angleterre, en France, en Amérique, en Chine, en Albanie…), il s’agira de reconnaître la construction de différents « modèles » dantesques, leur histoire, plus ou moins liée à des facteurs géographiques, sociaux et politiques, et leur interaction.
c) variantes du modèle littéraire : le succès extraordinaire de la Commedia a fait de Dante le « père » par excellence de la littérature moderne : père de la littérature et de la langue italiennes, père de la terza rima, père du sublime, père de l’épopée chrétienne, père du réalisme, père du grotesque, père de l’expressivité, père de l’invention audacieuse, père de la trilogie, père du quotidien et père du transcendant… La variété des « modèles » employés, en Italie et ailleurs, pour lire Dante et en reconnaître la grandeur, mais parfois aussi pour le condamner ou le censurer, si elle est connue dans beaucoup de ses éléments, mérite encore d’être l’objet d’une étude consacrée aux détails comme à l’ensemble.
d) variantes du modèle culturel : pour qui n’a jamais lu Dante, le « dantesque » existe bel et bien (le plus souvent, aujourd’hui, comme variante de l’« infernal » – et c’est là, dans cette ‘réduction’, une première raison d’interrogation). La popularité du « dantesque » est non seulement le signe de l’importance d’un héritage, mais aussi la conséquence du « dynamisme » de cette notion qui, loin de rester cantonnée à la littérature, a investi les champs les plus divers de la culture et de l’expérience, de la peinture à la musique, de l’art à la politique, du droit au tourisme, finissant par jouer un rôle dans la construction de l’identité collective non seulement florentine ou italienne, mais mondiale. Les « manipulations » que subit le texte dantesque pour être adapté aux exigences de causes aussi disparates que l’identité albanaise ou le grand tour d’un lord anglais, pour être comparé au style de Raphael (dans un texte du médecin et peintre allemand Carl Gustav Carus sur la Madone Sixtine), pour servir l’inspiration de Michel-Ange ou celle de Kieslowski, peuvent être vues non pas simplement comme des « déformations » indues, mais comme les trajectoires complexes par lesquelles une oeuvre parvient à se survivre à elle-même, transcende son horizon immédiat et irrigue de son sang le corps plus vaste d’une culture. Par sa richesse exceptionnelle, le modèle « dantesque » s’offre comme un cas exemplaire.